mercredi 24 décembre 2014

Un petit extrait

"3 juillet 1961. Il est 13h 30. La grosse limousine Mercédès est garée au pied de notre immeuble, au 38 rue de Constantine. Depuis quelques minutes déjà, je fais des va et vient sur le balcon du cinquième étage pour guetter son arrivée. J'aperçois la voiture à travers le feuillage abondant d'un vert éclatant des caoutchoucs qui bordent l'artère principale de la ville. Comme chaque année, tous les arbres ont été taillés au carré et leur tronc blanchi au lait de chaux. Les fins d'après-midi, en été, ils procurent ombre et fraîcheur aux promeneurs qui commencent à s'aventurer dans la rue, petite transition avant de s'attabler aux terrasses des cafés, dans les odeurs de grillade et de fumée, pour y déguster des brochettes d'abats, accompagnées le plus souvent d'une anisette alors que les enfants savourent généralement la traditionnelle grenadine.
Le chauffeur de la Mercédès est sorti de la voiture. Il allume une cigarette. C'est lui qui nous accompagne à Maison-Blanche, papa et moi, dans la voiture de société réservée d'habitude au directeur de l'entreprise. Je pars seul en avion pour Perpignan où mes grands-parents m'attendent. Les vacances y seront plus calmes et mes parents n'auront pas le souci de ma présence pendant qu'ils travaillent. L'ambiance est de plus en plus lourde à Alger où les attentats se multiplient. Malgré le couvre-feu, les bombes explosent le soir. Il est certain que mon départ va tranquilliser mes parents. J'ai terminé une assez bonne année au lycée du Champ de Manoeuvres et Michèle vient d'avoir son bac philo. Maman et papa sont sereins de ce côté-là.
Rapidement, papa prend ma valise, j'embrasse maman pour lui dire au revoir et nous descendons les cinq étages à pied. Depuis des années, l'ascenseur est arrêté au cinquième. Je ne l'ai jamais vu en fonctionnement et pourtant je suis né dans cet appartement voilà plus de quatorze ans. Souvent, je me suis amusé à y entrer, appuyer sur chaque bouton, avec le secret espoir d'un démarrage inopiné. Mais il n'y eut jamais de miracle. Arrivé sur le trottoir, par réflexe, je me retourne et je jette un coup d'oeil vers le balcon de mes grands-parents, dans l'immeuble voisin, mais les persiennes sont fermées. Aujourd'hui, il fait une chaleur suffocante et la plupart des appartements ont les volets clos, on essaie de garder un minimum de fraîcheur. Nous saluons le chauffeur. Papa monte à côté de lui. Je m'installe à l'arrière. La rue est complètement vide. Je pose à côté de moi ma petite valise de toile bleue Air-France. Papa me l'a donnée lorsqu'il travaillait encore pour la compagnie. J'y ai placé un peu de lecture et des jeux pour le voyage."